Donner de la nature cette image introspective, cette confidence dont on ne sait qui, du peintre ou du spectateur, en est l'auteur... Cet effet de miroir, Karibou le décline de tableau en tableau. Le mouvement est double, toujours: le spectateur se projette dans le paysage comme le paysage se projette en lui. Deux négatifs se superposent et impressionnent la toile. La combinaison révèle le dialogue, la communion ou le rejet de l'homme et la nature - deux chairs à nu. Leurs solitudes s'imbriquent, le temps s'estompe... Le regard que l'on porte devient celui d'une lente méditation intérieure.

Le tableau s'épaissit à mesure que notre attente s'y installe. Et la transformation s'opère, guidée souvent par une palette de couleur qui, si elle ne connaît jamais que des teintes réelles, en déjoue la logique immédiate. Les feuillées quittent les saisons pour se revêtir d'argents, d'ocres, de bruns ou de rouges, l'herbe prend feu où on la croyait au printemps: plus que cendres parfois, elle contamine le ciel. Le chromatisme se désincarne, il devient celui de l'âme et non plus du regard.

Nul onirisme gratuit dans cette peinture, nulle révolution arbitraire des couleurs. L'homme vit au coeur d'une nature tour à tour adorée, reniée, haïe, possédée, implorée... Il y imprime sa trace tout autant qu'il se sait façoné par elle. Il faut accepter, nous disent ces peintures, accepter la solitude et le silence pour sentir, sur sa peau, le frémissement des arbres surpris dans leur oubli, entendre, là, les bruissements d'une prairie que la mer vient parfois recouvrir - quand il faut parler plus haut - , goûter le parfum de l'attente où se côtoient amours et tristesses.

Où les couleurs se fondent, nous nous fondons nous-mêmes; où les couleurs s'affrontent, éclate notre révolte. Parce que le coeur est multiple, changeant tout autant que la lumière du jour, il faut pour le pinceau recourir à de nombreuses inflexions. La touche trouve l'unité du paysage dans son foisonnement comme dans son harmonie. Et là-même nous nous trouvons, nous-aussi, avec nos contradictions, nos espoirs, nos craintes et nos joies. La touche initie cette rencontre et ce dialogue: par le médium de la peinture, le paysage découvre l'âme jusqu'à ce confondre avec elle.

La toile appelle au même recueillement que la contemplation mystique. Il faut taire en soi le langage, se débarrasser de tout jusqu'à permettre au regard seul, libéré de son passé, dégagé de toute convention, de se poser sur le tableau.

L'émotion qui éclot se nourrit de notre silence et de notre vide intérieur. L'interrogation naît. Le paysage s'éloigne ou, plutôt, subit une dernière transformation: sans jamais s'identifier à la pensée pure, il la suggère. La touche est trop légère et directe, elle procède trop étroitement d'un mouvement de l'âme pour se faire savante. Elle demeure ce cri retenu dans le poing de la brume, ce mot à voix basse dans les ondulations des herbes sauvages, cette confidence qui s'abandonne à nous...

Il se trouve quelque chose d'existentiel dans cette peinture, parce que nous-mêmes nous y trouvons presque, oserai-je dire, à la même place que l'artiste.

Guillaume Logé